1/ la famine
Deux ans plus tard, il y eut une terrible famine dans la région du Mackenzie.
Le poisson manqua tout l’été. Puis, en hiver, on ne vit aucun caribou. Les élans étaient rares et les lièvres avaient disparu.
Les hommes avaient très faim. Les plus faibles, les malades, moururent. Les femmes et les enfants ne mangeaient rien. Seuls les chasseurs mangeaient un tout petit peu pour avoir la force d’aller chasser.
Les hommes se mirent à manger le cuir de leurs moufles et de leurs mocassins.
Les chiens rongeaient les fouets, les cordes, les lanières. Puis les chiens commencèrent à se dévorer entre eux et les hommes mangèrent les chiens.
Croc Blanc et d’autres chiens jeunes et courageux s’enfuirent. Mais dans la forêt, ils moururent presque tous de faim ou dévorés par les loups.
Croc Blanc survécut car il était né dans la nature et avait appris à se débrouiller sans les hommes dans son enfance. Il se nourrit pendant quelques semaines en attrapant du petit gibier. Il se tenait caché, immobile pendant des heures, surveillant un écureuil et attendant qu’il descende de l’arbre. Alors il bondissait sur le petit animal et le mangeait. Mais les écureuils disparurent aussi. Alors il s’attaqua à des mulots dans leurs terriers et même aux féroces belettes.
Un jour, il rencontra un jeune loup maigre et presque mort de faim. Croc Blanc aurait pu être son ami et retrouver une meute sauvage. Mais il était si affamé qu’il se jeta sur le louveteau, le tua et le mangea.
Croc Blanc avait de la chance. Il trouvait des animaux plus faibles que lui et qu’il pouvait manger. Il dévora même un lynx et le lendemain, une troupe de loups essaya de l’attraper. Mais comme il venait de manger, il fut plus rapide que ses adversaires et put se sauver.
Croc Blanc retrouva la grotte où il était né. Il y dormit quelques nuits.
Plus tard, il retrouva un campement d’Indiens au bord du Mackenzie. Il l’observa pendant quelques heures. Il entendit des cris de femmes et des rires d’enfants. Il comprit que leurs estomacs étaient pleins. Une odeur de poisson grillé flottait dans l’air. La nourriture ne manquait plus et la famine s’en était allée.
Alors il sortit de la forêt et, trottant à travers le village, vint droit à la tente de Castor Gris. Celui-ci n’était pas là mais sa femme Klou Klouch reçut Croc Blanc avec des cris de joie. Elle lui donna du poisson et il se coucha en attendant le retour de Castor Gris.
2/ les ennemis
Le chien Lip-Lip étant mort de faim, Croc Blanc devint chef d’attelage pour tirer le traineau.
Il courait en tête . On lui donnait alors les meilleurs morceaux de viande mais les autres chiens le détestèrent. Maintenant, il devait lui aussi courir le plus vite possible en tirant le traîneau pour ne pas être mordu. Il ne pouvait pas se défendre à cause du fouet du jeune Indien Mit-Sah. Il devint l’ennemi de tous les chiens.
Le soir, il les attaquait pour se venger. Les chiens sentaient bien qu’il était différent, plus sauvage, et ils ne l’aimaient pas. Ils voulaient le tuer. Ils l’attaquaient à plusieurs. Mais Croc Blanc était toujours le plus fort.
Croc Blanc allait avoir cinq ans. Son maître l’emmena faire un autre voyage à travers les Montagnes Rocheuses.
Dès qu’il rencontrait un chien seul, il se jetait sur lui et le tuait. Il était devenu un vrai champion dans ces bagarres contre les chiens. La lutte ne durait jamais très longtemps. Comme ses frères, les loups sauvages, il savait se tenir à l’écart de l’adversaire et bondir au bon moment. Il n’était presque jamais blessé.
Ils arrivèrent à Fort Yukon , en Alaska, durant l’été 1898. Des milliers de personnes qui cherchaient de l’or passaient pas là et s’arrêtaient quelques jours.
Castor-Gris avait apporté dans son traineau des fourrures, des moufles, des mocassins. Il put les vendre très cher.
C’était la première fois que Croc-Blanc vit des hommes blancs. Ils étaient peu nombreux, habitaient des maisons en bois.
Tous les 2 ou 3 jours, un grand bateau apparaissait, des hommes blancs descendaient pour quelques heures puis repartaient.
Ces hommes blancs paraissaient très puissants, et leurs chiens étaient étonnants : des petits, des grands, des animaux à pattes courtes, d’autres à longues pattes. Leurs poils étaient parfois si court qu’on dirait qu’ils n’en avaient pas.
Ces chiens ne savaient pas se battre. Croc-Blanc les méprisa et il s’amusait à les tuer.
Quand un chien d’homme blanc arrivait, en voyant le loup, il aboyait et se jetait sur lui. Croc-Blanc sautait sur le côté, faisait tomber son adversaire sur le dos et l’égorgeait. Puis il filait se cacher. Les autres chiens indiens se jetaient sur la victime. Un jour, un homme blanc en colère prit son revolver et tua 6 chiens indiens.
Croc-Blanc comprit que les armes à feu étaient très puissantes.
3/
Ces combats faciles contre les chiens devinrent le seul jeu de Croc Blanc.
Castor-Gris, occupé à vendre ses fourrures, ne s’occupait pas de lui.
La bande des chiens de traineau indiens suivait toujours Croc Blanc.
Dès qu’un chien étranger voyait Croc Blanc, il sentait que c’était un loup, différent, sauvage et dangereux. Par instinct, le chien échappait à son maître et se jetait sur Croc Blanc. Mais le loup, plus fort, le blessait à mort.
Les autres chiens de traîneau dévoraient le malheureux chien étranger dès que Croc Blanc s’était éloigné.
Croc Blanc avait pris l’habitude de tuer les chiens car ceux-ci l’attaquaient toujours. Il était devenu féroce et brutal à cause de tout ce qu’il avait vécu auparavant.
Si Liplip ne l’avait pas poursuivi quand il était petit, il aurait pu grandir avec les autres chiots et aurait pu les aimer. Si Castor-Gris avait été moins brutal et plus gentil, Croc Blanc aurait pu apprendre l’amour.
Les hommes blancs de Fort Yukon étaient divisés en deux clans.
Ceux qui habitaient là depuis longtemps n’aimaient pas les hommes qui arrivaient en bateau par le fleuve. Ils les méprisaient.
Ces deux groupes se disputaient souvent, par exemple pour une histoire de pain : les anciens habitants ne mettaient pas de levain dans la pâte à pain, leur pain était plat. Alors que les nouveaux mettaient du levain pour faire gonfler leur pain.
De plus, les gens se moquaient des nouveaux arrivants qui avaient beaucoup de difficultés pour s’habituer à la dure vie de Fort Yukon.
Ils trouvaient très amusant que Croc Blanc tue leurs chiens. Chaque fois qu’un bateau arrivait, ils laissaient leur travail et allaient regarder les attaques du loup et de sa bande de chiens indiens.
Les victoires du jeune loup les faisaient beaucoup rire.
4/
Un homme s’intéressait beaucoup aux attaques de Croc Blanc contre les chiens.
Dès qu’il entendait la sirène du bateau, il arrivait en courant et il repartait toujours le dernier, triste que le combat soit déjà fini. Quand un pauvre chien du Sud avait été battu par Croc Blanc puis mis en pièces par les autres chiens, il sautait de joie. Il regardait toujours Croc Blanc avec un regard d’envie.
Les habitants du fort l’avait surnommé Beauty (beauté en anglais) car il était très laid.
Il était tout petit, très maigre et avait une tête minuscule, un peu pointue.
L’arrière de son crâne était tout plat. Sous son front bas et large, il avait de gros yeux ronds, écartés.
Son menton était énorme et lourd. On aurait dit qu’il n’avait pas de cou.
Ses mâchoires de cheval portaient des dents longues et jaunes, et ses canines, encore plus longues, sortaient entre ses lèvres comme des crocs.
Ses cheveux, couleur de boue comme ses yeux, ressemblaient à de mauvaises herbes sur sa tête.
Beauty était un monstre. Bien sûr, cela n’était pas de sa faute s’il était né ainsi. Il travaillait au fort, faisait la cuisine, la vaisselle et tous les gros travaux. Les autres hommes ne l’aimaient pas, mais ils le laissaient tranquille.
On avait peur de lui, car il avait des colères terribles. Il pouvait alors tirer dans le dos de quelqu’un ou empoisonner son café.
Cet homme rêvait de devenir le maître de Croc Blanc. Il essaya de s’approcher de lui, mais le jeune loup lui montrait les crocs, le poil hérissé et lui tournait le dos. Il avait peur de cet homme et il ne l’aimait pas.
Croc Blanc sentait bien que Beauty était mauvais, dans sa tête comme dans son corps. Il décida qu’il serait un ennemi.
Beauty décida d’aller au campement indien pour acheter le jeune loup à Castor-Gris.
Croc-Blanc, en le voyant arriver, s’éloigna rapidement et regarda de loin. Il ne comprenait pas ce qu’ils disaient mais il vit l’homme le montrer du doigt. Il se mit à gronder, et l’homme éclata de rire. Il alla se cacher dans la forêt.
Castor-Gris refusait de vendre Croc Blanc. C’était son chien de traîneau le plus fort et le meilleur combattant des régions du Mackenzie et du Yukon. Aucun chien ne pouvait le battre. Il pouvait tuer un adversaire aussi facilement qu’un homme écrase une mouche.
Mais Beauty savait comment discuter avec les Indiens. Il revint souvent voir Castor-Gris, en amenant une ou deux bouteilles de whisky. Castor-Gris prit l’habitude de boire de l’alcool et il en eut de plus en plus besoin.
Son estomac réclamait de plus en plus d’alcool. Son cerveau eut aussi de plus en plus envie de whisky.
Il utilisa alors l’argent qu’il avait gagné en vendant ses fourrures et les mocassins pour acheter de l’alcool. Castor-Gris avait toujours plus soif et il ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait. A la fin, il ne lui resta plus rien, ni argent, ni marchandises. Il ne lui restait plus que la soif d’alcool.
Alors Beauty revint lui parler de Croc Blanc. Cette fois , il lui offrait des bouteilles en échange du loup. Finalement, Castor-Gris fut d’accord.
Beauty devenait le propriétaire de Croc-Blanc.
5/
« Donne-moi beaucoup de whisky, dit l’Indien Castor-Gris à Beauty, et ce chien est à toi si tu arrives à l’attraper ! »
On amena les bouteilles à Castor-Gris et deux jours plus tard, Beauty revint au camp :
« Attrape ce chien ! dit-il à l’Indien »
Le lendemain soir, quand Croc Blanc vint se coucher dans la tente de Castor-Gris, l’Indien se leva et lui attacha une corde autour du cou. Puis il se rassit , en tenant d’une main le loup , et de l’autre main une bouteille d’alcool.
Une heure après, Croc Blanc entendit Beauty arriver. Il essaya de s’échapper mais son maître tint la corde plus fort. Le mauvais homme entra sous la tente, le loup gronda et montra les crocs. La main de Beauty s’approchait lentement de lui. Croc Blanc s’aplatit sur le sol. La colère et la peur le faisait gronder. Il essaya de mordre la main, mais elle fut plus rapide et les crocs claquèrent dans le vide.
Beauty était furieux et avait eu peur. Castor Gris frappa le jeune loup qui se coucha par terre.
Beauty Smith repartit et revint avec un gros bâton. Il saisit la corde et commença à tirer. Croc Blanc refusait d’avancer. Il essaya de mordre son ennemi au bras mais il reçut un terrible coup de bâton sur le dos. Beauty tira à nouveau sur la laisse et Croc Blanc le suivit jusqu’au Fort, en tremblant et grondant, la tête basse.
Pendant la nuit, Croc Blanc qui était attaché dehors, coupa la corde avec ses dents et s’enfuit. Il retourna au camp Indien.
Mais Castor Gris l’attacha et le ramena le lendemain à Beauty. Celui-ci prit un bâton et un fouet et battit Croc Blanc pour le punir. Il le frappa fort et longtemps, avec joie. C’était sa façon de se venger de la nature qui l’avait rendu si laid et si mauvais. Le loup hurlait de douleur. Il comprenait pourquoi il était puni. Il savait maintenant que son maître voulait qu’il parte avec ce monstre.
Il n’aimait pas Castor Gris mais il était fidèle comme un vrai chien. C’était lui son maître et il aurait voulu rester avec lui.
La punition terminée, Beauty le ramena au Fort et l’attacha très solidement.
La nuit suivante, Croc Blanc passa plusieurs heures à ronger la corde et s’enfuit à nouveau.
Il aurait du partir loin mais l’instinct de fidélité était plus fort que la sagesse.
Il retourna vers Castor Gris. Le lendemain, il reçut une punition encore plus terrible. Les deux hommes étaient furieux. Beauty Smith ne s’arrêta de frapper que lorsqu’il eut mal au bras. Croc Blanc était presque mort. Castor Gris regardait sans le protéger.
Beauty ramena le loup au fort en le traînant car il ne pouvait plus marcher.
Il l’attacha cette fois à une chaîne avec un cadenas. Croc Blanc ne pourrait plus s’enfuir. Quand Castor-Gris, malade à cause de l’alcool, repartit vers le Mackenzie, le loup resta à Fort Yukon, avec pour maître un homme mauvais et à moitié fou.
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